March 30, 2013

Raj Kapoor ou l'invention du Charlot indien

Film projeté le mardi 16 avril, à 20h30, à l'ESAV.
Shree 420 (Raj Kapoor, 1955) raconte l'histoire de Raju, le personnage du déclassé inventé par Raj Kapoor dans son film Awaara (« Le Vagabond », 1951), quelques années plus tôt. Ici, l'influence exercée par Chaplin est encore plus nettement marquée que dans le film précédent : Raju porte le costume, le chapeau et la petite moustache de Charlot, avance avec un trottinement saccadé bien que la pellicule ne défile plus à 18 images par seconde, et certaines affiches du film, en hommage à The Kid, vont jusqu'à sélectionner le plan où Raju arrive à la ville, s'assoit sur le trottoir aux côtés d'un enfant des rues. À une époque où Bombay, dans l'effervescence de l'après-guerre, draine par son dynamisme une forte population d'étrangers, Raju, comme des millions d'autres, quitte son village, attiré par les lumières de la ville. Il croit que travailler dur le sortira de la misère. À Bombay, il découvre l'amour, en la personne de Vidya (le nom signifie « connaissance »), institutrice pauvre mais honnête, avec qui il partage thé et parapluie sous la pluie. S'il a en poche un diplôme et son premier prix d'honnêteté, il fait très rapidement l'expérience des mensonges et illusions de la vie citadine : dans cet univers, seule la tricherie, réprimée par l'article 420 du code civil, rapporte richesse et pouvoir. Raju devient « Shree 420 », c'est-à-dire « Monsieur 420 », le roi de la fraude. Ayant mis en gage sa médaille d'honnêteté (imam), il se fait embaucher par des escrocs pour tricher aux cartes avant de passer à des fraudes plus conséquentes. Il quitte le trottoir partagé avec ses frères pauvres migrants sans emploi, souvent livrés à la petite délinquance, pour fréquenter l'univers décadent de l'hôtel Taj, où règne la vampe Mayadevi (« Maya » signifie « Illusion »)…
L'invention d'un cinéma populaire…

Dans les années 50, le cinéma de Raj Kapoor n'est que peu voire pas diffusé en France. On lui préfère les films de Satyajit Ray, découverts au même moment. La critique de l'époque, pourtant éprise de néo-réalisme, n'est pas séduite par ce cinéma populaire aux sujets sociaux. Elle n'y lit qu'une vision trop sirupeuse des conflits de classe ainsi qu'un rapport bien trop vague avec la réalité : les riches sont des escrocs plutôt que des oppresseurs, les « opprimés » de simples «bernés». Dans les films de Raj Kapoor, l'on se satisfait d'une prise de conscience fort douce au terme de laquelle les méchants sont gentiment grondés. La critique sociale y est trop molle et la peinture de la fange urbaine plus simpliste que réaliste. On ne peut guère parler de réalisme, en effet, quand la ville se réduit à un riche propriétaire ventripotent sans scrupule, dont la voiture porte l'immatriculation 840, pour le désigner comme étant le véritable « Monsieur 420 », le double 420 donc le super escroc, quand la ville se limite à une gentille maîtresse d'école enseignant aux enfants des bidonvilles, à de pauvres dormeurs des trottoirs, à une vampe occidentalisée, à une marchande au grand cœur, la « Lady Dilwali Kelewali ». Quant à Bombay, elle est reconstruite en studios. La cause du peuple ne semble pas pouvoir être défendue par un cinéma aussi schématique. Pourtant, en Inde, le succès est immense, immédiat. Les films de Raj Kapoor rencontrent même une immense notoriété en Iran, en Syrie, Irak, Égypte, Turquie et le succès gagne l'URSS entière. On adore ce film où l'on voit mêlées amère satire politique, comédie, histoire d'amour et, de l'Oural à la Caspienne jusqu'à la Roumanie, on reprend en chœur les chansons du film, les voix de Lata Mangeshkar et Mukesh traversent les frontières, on adore ces films où tous les registres (le sujet de société, le gag, les chants et danses, le film de bandits, l'imagerie populaire…) se fondent en une grande fête collective.

…aux sujets sociaux
L'originalité de Raj Kapoor consiste sans doute à inventer un cinéma populaire qui propose un spectacle total mêlant à la « romance » les questions sociales de l'Inde de Nehru. Sur une affiche du film[1], le tambourin, que Raju tient quand il chante pour les pauvres des rues, porte l'inscription « Bringing laughter and joy to every one ». Raju est représenté entre deux femmes, Nargis de profil au premier plan et, dans le fond, Nadira esquissant un pas de sa danse voluptueuse et envoûtante. Il s'agit de s'adresser aux masses, de distraire les foules tout en partageant l'enthousiasme de participer à l'aventure de la jeune République.
Les deux premières décennies qui suivent l'Indépendance de l'Inde en 1947 constituent d'âge d'or du cinéma indien. L'idéalisme inspire les dirigeants et les cinéastes. On sait que tous les problèmes ne seront pas résolus du jour au lendemain mais le sentiment du neuf, d'un nouveau départ, habite les films. Raj Kapoor parvient à mêler magie lyrique, photogénie, chansons et personnages jeunes en marche, en rébellion contre les lois de l'époque, personnages habités par une énergie, par un combat. Ce combat est parfois naïf ou schématique (combat entre la concupiscence et l'amour dans Barsaat, chaque théorie du désir symbolisée par l'un des deux hommes du film ; combat entre l'idée d'une vertu transmise par l'environnement ou d'une vertu donnée par la naissance dans Awaara ; combat entre la connaissance et l'illusion dans Shree 420, etc.). Mais, dans les films populaires des années 50, les thématiques liées à la vie urbaine font irruption : dans Awaara (Le Vagabond, 1951) la ville à la fois fascine et repousse ; Pyaasa (L'Assoiffé, 1957), film de Guru Dutt, rejette l'irréalité de la vie urbaine… Sont alors fabriqués des topoï du cinéma hindi : l'extrême pauvreté des zones rurales, le sacrifice héroïque entre amis, la dénonciation d'une société citadine assez corrompue… Raj Kapoor, peut-être plus que ses contemporains, parvient à entremêler les thématiques sociales, voire socialisantes, et les recettes du succès populaire. Probablement tire-t-il profit du milieu intellectuel assez politisé qu'il a pu fréquenter grâce à son père. Raj, en effet, est d'abord connu comme étant le fils de Prithviraj Kapoor, homme de théâtre à la tête d'une compagnie fort active, la Prithvi Theatres qu'il a montée en 1944. Ce dernier participe à la fondation de l'Indian People’s Theatre Association (IPTA), organisation gauchiste formée en 1942, dont l'objectif est de transmettre au public une certaine conscience politique. Aux réunions du groupe participe entre autres Khwaja Ahmad Abbas, écrivain marxiste qui tient sans interruption pendant 46 ans, dans différents journaux, une chronique hebdomadaire, intitulée « Dernière page », où il parle de politique ou bien critique des films. Le cinéma qui intéresse le groupe est celui de Poudovkine, l'expressionnisme allemand, le néo-réalisme italien ou encore les films de Chaplin et de Capra. Raj Kapoor est plus jeune de huit ou dix ans que ce groupe formé de Shankar, à l'origine joueur de tabla, et Jaikishen, joueur d'harmonium (que l'on retrouve, comme compositeurs, aux génériques de ses films), d'Abbas et de Sathe, un brahmin maharashtrien érudit. S'il n'est pas vraiment investi dans une idéologie particulière et n'est que vaguement progressiste, il prend l'habitude de venir écouter ses aînés discuter politique, plans pour le développement de l'ITPA, ainsi que mouvement de libération alors en pleine effervescence. Il subit l'influence d'Abbas qui, lui, est un marxiste convaincu. K.A. Abbas est fasciné par le film de V. Shantaram, Duniya na Mane (1937), dans lequel l'héroïne refuse le mariage arrangé avec un homme âgé. Il en adore les angles de caméra, le style métaphorique, l'audace du sujet. Il passe lui-même à la réalisation, en 1946, avec Dharti Ke Lal (« Les enfants de la terre ») et dénonce la famine artificiellement créée en 1943 au Bengale. Le film n'a rien d'un chef d'œuvre mais se démarque des productions de l'époque, avides seulement de trouver une audience. La collaboration entre Raj Kapoor et Abbas se fait naturellement et Abbas écrit le scénario de Awaara, peut-être le meilleur film de Raj Kapoor, où se dessine un cinéma amoureux des images et de la lumière. Le nœud de l'intrigue captive le jeune cinéaste qui veut que ce soit son père qui interprète ce juge abandonnant sa femme et son enfant et se retrouvant en position de juger son propre fils, élevé par un bandit. C'est peut-être moins la question théorique de savoir si les choix éthiques d'un individu dépendent de sa naissance ou de sa situation que l'envie d'affronter son père qui motive Raj dans l'aventure de ce film, ainsi que le pur plaisir de faire tourner dans la lumière ce couple de cinéma formé avec Nargis. Commence ainsi une longue collaboration avec Khwaja Ahmed Abbas, qui signe le scénario de Shree 420, ceux de Bobby (Un conflit de classes sociales sert d'arrière-fond à une histoire d'amour) et de Mera Naam Joker (Autoportrait de l'artiste en clown…).
La formule qui fait recette dans le cinéma de ces années-là est « une star, six chansons, trois danses » Le sujet du film doit être une « romance » et l'histoire habituellement déroulée est une histoire d'amour où l'obstacle n'est jamais un problème social… Certes, on l'a dit, l'idéalisme de Raj Kapoor reste assez naïf, l'idéologie se limite à une bonne conscience un peu sirupeuse. Les femmes qui portent des bassines sur leur tête au début de Shree 420 n'ont rien de damnées de la terre mais traversent la route en riant… L'histoire ne raconte pas une révolution, même si la disparité des conditions est soulignée, même si l'on montre que les riches corrompus ont tout pouvoir alors que les travailleurs pauvres et honnêtes ont faim. À la fin du film, le status quo social est maintenu [2]
Toutefois, ce Charlot indien inventé avec Abbas introduit dans ce monde urbain reconstitué en studio un soupçon de conscience sociale ; une fissure se dessine dans l'univers factice reconstruit par l'usine à rêves de Bombay… toute une jeunesse victime des préjugés s'identifie avec ce personnage. Cet awaara, ce « vagabond » inventé par le tandem K.A. Abbas et Raj Kapoor, capte inconscient collectif de façon aussi puissante que l'avait fait Devdas. Dans ces années-là, Raj Kapoor devient une véritable légende, un mythe vivant. Il incarne l'homme qui dévoue sa vie au cinéma, qui confond sa vie avec le cinéma. En lui fusionnent un personnage, un acteur, un réalisateur, qui tous portent le même nom, Raj. Ses premières créations, Aag mais surtout Barsaat, Awaara et Shree 420, fabriquent le mythe et ce mythe est fondé sur une double invention, celle d'un couple, celui formé avec Nargis, autre star du cinéma, et celle d'un personnage incarnant l'homme ordinaire maltraité par la société.

Une vie de cinéma

Plaire au public, c'est inventer une famille de cinéma et faire du cinéma une famille. Raj Kapoor (1924-1988) naît à Peshawar, dans une famille de gens du spectacle. Son père lui fait mener une vie de Bohème, de Dehradun à Bombay en passant par Calcutta… Raj commence à jouer très jeune, interprétant des petits rôles, que ce soit dans des pièces de théâtre ou même, dès 1935, dans des films. Il exerce toutes sortes de métiers liés au spectacle (il occupe le poste d'assistant technique pour la troupe de son père, travaille comme clapman dans les studios de Bombay, etc.) et c'est tout naturellement qu'il en vient à la réalisation en 1947 avec Aag (Le feu). Par ailleurs, il connaît son premier succès d'acteur aux côtés de Nargis, en 1949, dans un film de Mehboob Khan, Andaz. En 1947, il fonde son propre studio de cinéma, R.K. Studios, à Chembur, un faubourg de Bombay, et sa propre maison de production, R.K. Films.
Raj Kapoor est considéré comme le « real showman » du cinéma indien, non seulement parce qu'il fait de sa vie du cinéma (Mera Nam Joker prend comme sujet sa propre vie), parce qu'il est réalisateur, acteur, producteur de ses films, mais surtout parce que le cinéma est chez lui une histoire de famille… Les enfants qui passent dans le fond du plan, lors de la scène du parapluie, sont ses propres enfants. Il ne cesse de brouiller la frontière entre sa vie et celle des personnages de ses films. Dans Awaara, le père de Raj Kapoor, incarne le juge, père du vagabond Raj, joué par Raj Kapoor lui-même, son fils dans la vie et dans le film. Une œuvre ultérieure assemble trois générations de Kapoor : en 1971, Kal Aaj Aur Kal, drame familial, met en scène le fils aîné, Randhir, qui joue aux côtés de Raj et de Prithviraj Kapoor. La lignée se poursuit et l'on en est à la génération des petits-enfants… Que le cinéma soit une histoire de famille et, d'une certaine façon, rejoue l'histoire d'une famille participerait-il au succès du personnage ?
On va voir les films de Raj Kapoor parce qu'on veut revoir les amours d'un couple de cinéma, celui formé par Nargis et Raj, un couple au magnétisme surprenant. Nargis, née Fatima Rashid en 1929, de père hindou et de mère musulmane, est en effet une femme de tête, très grande, large d'épaules, et Raj Kapoor est un homme plus petit. La paire ne cesse de mettre en scène l'attraction qui les attire l'un vers l'autre. C'est Mehboob, dans Andaz, en 1949, qui le premier associe les deux acteurs et offre à Raj Kapoor son premier succès. La paire apparaîtra dans 17 films. Dans les films de Raj Kapoor, le personnage joué par Nargis franchit des rivières et disparaît emporté par la furie des flots, traverse les couloirs des prisons, toujours se précipite pour se jeter dans les bras ou aux pieds de son amant… Quand le couple chante sous la pluie, tout est fait pour amener au baiser, le couple ne se lâche pas des yeux, se rapproche et qu'il ne peut pas y avoir d'autre issue que le baiser, le parapluie vient habilement le dérober à la vue.
L'invention d'un cinéma généreux et lyrique : le cinéma masala des origines

Raj Kapoor crée un lyrisme cinématographique qui laisse sa trace sur le cinéma populaire indien. Qu'il s'agisse des chansons, des couples rapprochés par les trombes d'eau, des bourrasques qui font voler au vent cheveux, dupattas ou saris, ces motifs deviennent des topoï du cinéma indien[3]. Raj Kapoor les mêle à un idéalisme naïf gagné parfois par un élan épique : la chanson de Raju, quand il se prépare à vagabonder 420 km en direction de Bombay et qu'une grosse voiture le laisse sur le bord de la route, fait figure d'hymne pour cette foule silencieuse et stoïque qui part avec lui vers Bombay à dos de chameaux… Raju devient le porte-voix de ces masses opprimées…

Le lyrisme cinématographique pratiqué par Raj Kapoor dans ses premiers films est un lyrisme fondé sur la photogénie et sur le plaisir de la lumière. Rappelons à nouveau que Raj Kapoor a été clapman aux Bombay Talkies, ce studio fondé par Himanshu Rai, qui avait travaillé avec Franz Osten et Fritz Lang. Le directeur de la photo de Franz Osten, Joseph Wirsching, était resté en Inde. L'influence de l'expressionnisme allemand est fortement marquée dans le goût pour les forts contrastes de lumière, dans le choix fréquent du contrejour, dans ces atmosphères de pavés mouillés la nuit, ces gros plans auréolés. Le plaisir de l'image est manifeste dans les premiers films de Raj Kapoor. Que ce soit dans Aag (son premier film en 1947) ou dans Barsaat, le cinéaste expérimente une profondeur de champ inspirée de Citizen Kane, avec le point conservé sur le visage au premier plan et sur le personnage qui, à l'arrière plan, apparaît. La photogénie du noir et blanc est très marquée dans Barsaat et dans Awaara. Dans Barsaat, le montage alterné atteint une abstraction proche de celle d'Eisenstein, l'eau tumultueuse est montée avec des gros plans du visage effilé du père de l'héroïne, plans qui ne peuvent pas ne pas évoquer Ivan le Terrible. Les influences et emprunts sont multiples, on croit reconnaître du Charlie Chaplin, la minute suivante on bascule dans un film russe, des éclairages imitent l'expressionnisme allemand, mais la magie opère et le spectateur est tout entier au plaisir de voir ce couple Nargis-Raj ne cesser, d'un film à l'autre, de se perdre et de se retrouver, couple que l'on ne cesse de faire tourner dans la lumière et les ombres.
Au plaisir de la lumière se mêle le plaisir de discourir sur la société de façon manichéenne. Les films multiplient les oppositions binaires, les personnages stéréotypés : Shree 420 oppose la sainte et la vampe, Barsaat s'amuse à distinguer entre la prostituée qui prostitue son amour ou ce qu'elle appelle amour et celle qui, mère, fait commerce de son corps pour nourrir son enfant. Le schématisme se retrouve parfois dans les oppositions qui séparent des groupes de personnages : Raju et Vidaya représentent une Inde des valeurs traditionnelles. La tentatrice, au costume et aux danses occidentalisés, chante pour séduire Raju : « murh murh ke na dekh » (« ne regarde pas en arrière ») et enlève Raju à Vidya, en une victoire momentanée du cynisme. Plus tard, c'est au tour de Vidya de chanter une chanson suppliant son amant de se retourner vers elle. Le principe des symétries gouverne aussi la construction des films : les scènes de danses des pauvres des rues se font écho à travers le film, la chanson mera joota qui accompagne Raju lors de son départ pour la ville est reprise à la fin du film quand, en compagnie de Vidya, il retourne à la campagne.
Inventer un cinéma populaire, s'adresser à l'homme de la rue, c'est aussi, pour Raj Kapoor, donner à rêver. Awaara comprend une séquence de rêve, avec des effets de trucages, de surimpressions, de décalages d'échelles. Dans Shree 420 et dans d'autres films, le rêve peut, plus modestement, se retrouver dans la volonté de distraire le spectateur par la nouveauté, par la bigarrure, le dépaysement. Des détails inspirés par Hollywood sont intégrés dans le film, que l'on songe au nightclub, aux rythmes latino-américains, au jazz, à des expressions anglaises, au whisky, ou même à l'auto stop au début de Shree 420. La musique devient hybride. Raju porte un complet veston occidental…

L'invention du Charlot indien
Inventer un cinéma populaire, s'adresser aux foules, c'est surtout inventer un personnage dans lequel l'homme de la rue puisse se projeter. Raj Kapoor participe avec Dilip Kumar et Dev Anand à l'avènement du star-system en Inde. Les trois acteurs incarnent des personnages jeunes et les jeunes gens vont s'identifier à ces stars. Toutefois, l'originalité de Raj Kapoor tient probablement à cette figure du Charlot indien, vagabond qu'il fait apparaître pour la première fois dans Awaara, pauvre au cœur d'or, malmené par la société, et qui, malgré les larmes, rit toujours. http://www.youtube.com/watch?v=VY1pWTek2sY
Si l'influence de Chaplin est très visible (on peut citer la démarche, le costume de Raju ou même certaines affiches de Shree 420 représentant Raju assis aux côtés d'un enfant sur le trottoir, en hommage au Kid de Chaplin), le personnage de Raj, qui s'enrichit de la mémoire des films de Raj Kapoor lui-même, capte également tout un inconscient collectif masculin. Les jeunes gens qui s'estiment victimes des préjugés et de l'hypocrisie de la société se reconnaissent en lui comme avait pu le faire le personnage de Devdas quinze années plus tôt. Gayatri Chatterjee n'hésite d'ailleurs pas, dans son ouvrage consacré à Awaara[4], à rapprocher les deux personnages et à voir dans le Raj des films de Kapoor (le nom est tantôt Raj, tantôt Raju) le jeune urbain masculin autodestructeur né avec le Devdas de P.C. Barua, archétype de ce « jeune homme en colère » des années 70, incarné par Amitabh Bachchan dans Sholay. Ce personnage n'est pas que simple naïveté gentille et clownesque, Gayatri Chatterjee y lit des accents de désespoir, une mélancolie amplifiée par les chansons écrites par Shailendra, chansons que Ashraf Aziz[5] va jusqu'à qualifier de « poésie du suicide ». À la différence de Devdas toutefois, le personnage de Raj n'est pas habité de ce seul désespoir social mais il est hanté par une puissance comme purement imaginaire ou fantasmatique. Raj est formée de la vie du cinéaste et de l'histoire imaginaire des personnages des films, tout se mêle en une réalité d'images, en une force proche de l'étoffe dont sont tissés nos rêves… tout se mêle en une matière qui se transforme, condense et déplace, tout devient un rêve de cinéma. Je crois que pour dire « regarder un film », on dit en hindi « sapna dekna » : regarder un rêve. L'une des caractéristiques les plus originales du cinéma de Raj Kapoor est peut-être ainsi de créer des échos ou des continuités d'un film à l'autre. Ainsi le motif du visage baigné de larmes de joie revient-il dans Barsaat, dans Awaara (et l'on peut rappeler que l'un des logos de la maison de production de Raj Kapoor est cette juxtaposition des deux masques, celui de la tragédie et celui de la comédie) et les chansons vont même jusqu'à citer les films précédents. Gayatri Chatterjee[6] rappelle que dans les paroles d'une chanson se rejoignent les voix des personnages et celle du cinéaste. Quand l'acteur chante : « Mon cœur se consume et devient un feu/ Les larmes coulent et les pluies arrivent/ J'étais un vagabond comme ces nuages/ Et j'ai ri et j'ai pleuré », il entrelace les titres des trois premiers films du réalisateur (Aag, le feu ; Barsaat, les pluies, Awaara, le vagabond) et juxtapose les larmes et la joie. Raj Kapoor rêve d'un cinéma total, un cinéma où la vie, la famille, les films s'enlacent dans un mouvement sans cesse relancé, il rêve d'un cinéma qui épouse la force du désir. Et c'est probablement cette énergie du rêve qui fait naître un personnage auquel s'identifie l'homme de la rue.
L'éternel migrant…

Mais peut-être faut-il enfin aborder un des ressorts les plus puissants de la magie opérée par les films de Raj Kapoor : le rôle de la musique et des chansons, qui résonnent si profondément dans la mémoire indienne. On attribue au cinéaste l'introduction du principe d'une chanson thème qui court tout au long du film. Très souvent, le refrain joue le rôle de porte-voix d'une communauté et l'on reprend le style traditionnel des ghazals, des bhajans. Non seulement les chansons prolongent voire remplacent le dialogue (ainsi en est-il de la chanson partagée sous le parapluie, chanson par laquelle Vidya et Raju se déclarent leur amour) et jouent un rôle narratif primordial mais encore semblent-elles capables de dire quelque chose d'une identité indienne. Chansons de la nostalgie, chansons de l'éternel vagabond, chansons de ce peuple qui, à la Partition, a vu de longues kafila traverser le pays[7], des décennies plus tard, ces chansons consolent encore de ses malheurs et frustrations l'homme de la rue[8].
http://www.youtube.com/watch?v=5wjGc1zGWBc
 « Awaara hum » (Awaara) et « Ichak dana bichak dana », « Mere joota hai Japani », selon Reuben [9] atteignent presque le statut d'hymne national indien quand les films voyagent en URSS et dans les autres pays. Les chansons du film sont transportées par Lata Mangeskar et Mukesh dans la mémoire populaire indienne. Les paroles : Mera joota hai Japani/ Yeh patloon hai inglistani / Sar pe lal topi roosi/ Phir bhi dil hai Hindustani[10] se trouvent sur les lèvres de l'archange Gibreel, héros explosé en plein vol qui les chantonne comme une chanson devenue l'hymne de l'éternel migrant. L'archange Gibreel, explosé en plein vol au début des Versets sataniques de Rushdie : un vol Air India qui, comme par hasard, porte le numéro AI 420 emporte en sa chute vertigineuse, dans un poudroiement de débris, la chanson de celui qui n'a rien à lui mais seulement un cœur indien… La chanson Mera joota hai Japani dans Shree 420 accompagne Raju dans sa longue marche, marche où une longue file de gens des campagnes le rejoint, file qui réveille la mémoire refoulée et douloureuse des kafila. Mera joota hai Japani épouse la psyché collective et parvient à véhiculer de façon très aiguë un moment de l'histoire populaire indienne, à s'ancrer dans une histoire symbolique. Porteuse des rêves du « common man », elle devient l'hymne de ce pauvre honnête qui quitte son village pour se perdre dans la violence et la fourberie de la ville, elle dit les espoirs de cet homme des foules, cet homme du commun aux espoirs naïfs. Chantée par Raju, qui d'abord marche seul avant d'être transporté par une foule silencieuse, elle est reprise en duo avec Vidya lors du dénouement, et forme une boucle infinie qui continue de résonner dans la mémoire de tous les migrants, de tous les damnés du long chemin.

Colette Mazabrard, Toulouse, 2013.
[1]       . Frames of Mind, Reflections on Indian cinema, édité par Aruna Vasudev, New Delhi, 1995, p.41
[2]       Indian Popular cinéma-a narrative of cultural change, p.18, K.Moti Gokulsing and Wimal Dissanayake, Orient Longman, New Delhi, 1998
[3]    Indian Popular cinéma-a narrative of cultural change, p.18, K.Moti Gokulsing and Wimal Dissanayake, Orient Longman, New Delhi, 1998, p.95. Les traits caractéristiques du cinéma populaire indien seraient pas l'absence de véritable réalisme, des acteurs qui ont tendance à surjouer, une propension au mélodramatique, une utilisation de la caméra souvent tape-à-l'œil sans aucune discrétion, des personnages et situations stéréotypés, une place centrale accordée à la musique, des chansons qui influencent le déroulement de l'action, des danses servant à intensifier les émotions, souvent très suggestives alors que le baiser est censuré.
[4]    Je me permets de renvoyer à mon article sur Devdas.
[5]    Ashraf Aziz, Light of the Universe, essays on Hindustani Film music, Three Essays collective, New Delhi 2003
[6]    Gayatri Chatterjee, Awaara, PenguinBooks India, New Delhi, 2003, p.114
[7]    Urvashi Butalia raconte ces longues colonnes de personnes déplacées qui se croisaient lors de la Partition de l'Inde, traversant le pays pour gagner l'état auquel leur religion les assignait.
[8]    Raj Kapoor, the fabulous showman, biography par Bunny Reuben, HarpersCollins Publishers, New Delhi, 1995, p.79
[9]    Raj Kapoor, the fabulous showman, biography par Bunny Reuben, HarpersCollins Publishers, New Delhi, 1995
[10]    (« Mes chaussures sont japonaises, ces pantalons anglais, ce chapeau rouge russe, mais mon cœur est toujours indien »)

1 comment:

  1. J'ai lu avec beaucoup d'intérêt cet excellent article qui est une analyse approndie des films de Raj Kappor.Certes, adolescent,j'ai aimé et retraité,j'aime toujours ses films. Ce qui me gêne maitenant c'est que le personnage calqué sur Charlot me paraît difficile à accepter dans le context du film avec sa démarche,son geste de se décoiffer à chaque passage d'un inconnu.J'aurais préféré une version indienne de Charlot. A vrai dire,avant de voir Shree 420, je n'avais pas vu un seul film de Charlot et ai apprécié cette "invention" d'un personnage. Je voudrais savoir si Raj Kappor avait publiquement reconnu qu'il s'était inspiré de Charlie Chapelin ou s'il y a une référence à Chapelin dans les crédits du film Shree 420. Ce serait intéressant de le savoir dans le contexte de la controverse autour des scénes "inspirées" des films de Chapelin dans "Burfee" de Anurag Basu avec "Ranbir Kapoor"
    Shashikant Bhoslé

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Merci
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