Film projeté le mardi 16 avril, à 20h30, à l'ESAV.
Shree
420 (Raj Kapoor, 1955) raconte l'histoire de Raju, le personnage du
déclassé inventé par Raj Kapoor dans son film Awaara (« Le Vagabond »,
1951), quelques années plus tôt. Ici, l'influence exercée par Chaplin
est encore plus nettement marquée que dans le film précédent : Raju
porte le costume, le chapeau et la petite moustache de Charlot, avance
avec un trottinement saccadé bien que la pellicule ne défile plus à 18
images par seconde, et certaines affiches du film, en hommage à The Kid,
vont jusqu'à sélectionner le plan où Raju arrive à la ville, s'assoit
sur le trottoir aux côtés d'un enfant des rues. À une époque où Bombay,
dans l'effervescence de l'après-guerre, draine par son dynamisme une
forte population d'étrangers, Raju, comme des millions d'autres, quitte
son village, attiré par les lumières de la ville. Il croit que
travailler dur le sortira de la misère. À Bombay, il découvre l'amour,
en la personne de Vidya (le nom signifie « connaissance »), institutrice
pauvre mais honnête, avec qui il partage thé et parapluie sous la
pluie. S'il a en poche un diplôme et son premier prix d'honnêteté, il
fait très rapidement l'expérience des mensonges et illusions de la vie
citadine : dans cet univers, seule la tricherie, réprimée par l'article
420 du code civil, rapporte richesse et pouvoir. Raju devient « Shree
420 », c'est-à-dire « Monsieur 420 », le roi de la fraude. Ayant mis en
gage sa médaille d'honnêteté (imam), il se fait embaucher par des
escrocs pour tricher aux cartes avant de passer à des fraudes plus
conséquentes. Il quitte le trottoir partagé avec ses frères pauvres
migrants sans emploi, souvent livrés à la petite délinquance, pour
fréquenter l'univers décadent de l'hôtel Taj, où règne la vampe Mayadevi
(« Maya » signifie « Illusion »)…
L'invention d'un cinéma populaire…
Dans
les années 50, le cinéma de Raj Kapoor n'est que peu voire pas diffusé
en France. On lui préfère les films de Satyajit Ray, découverts au même
moment. La critique de l'époque, pourtant éprise de néo-réalisme, n'est
pas séduite par ce cinéma populaire aux sujets sociaux. Elle n'y lit
qu'une vision trop sirupeuse des conflits de classe ainsi qu'un rapport
bien trop vague avec la réalité : les riches sont des escrocs plutôt que
des oppresseurs, les « opprimés » de simples «bernés». Dans les films
de Raj Kapoor, l'on se satisfait d'une prise de conscience fort douce au
terme de laquelle les méchants sont gentiment grondés. La critique
sociale y est trop molle et la peinture de la fange urbaine plus
simpliste que réaliste. On ne peut guère parler de réalisme, en effet,
quand la ville se réduit à un riche propriétaire ventripotent sans
scrupule, dont la voiture porte l'immatriculation 840, pour le désigner
comme étant le véritable « Monsieur 420 », le double 420 donc le super
escroc, quand la ville se limite à une gentille maîtresse d'école
enseignant aux enfants des bidonvilles, à de pauvres dormeurs des
trottoirs, à une vampe occidentalisée, à une marchande au grand cœur, la
« Lady Dilwali Kelewali ». Quant à Bombay, elle est reconstruite en
studios. La cause du peuple ne semble pas pouvoir être défendue par un
cinéma aussi schématique. Pourtant, en Inde, le succès est immense,
immédiat. Les films de Raj Kapoor rencontrent même une immense notoriété
en Iran, en Syrie, Irak, Égypte, Turquie et le succès gagne l'URSS
entière. On adore ce film où l'on voit mêlées amère satire politique,
comédie, histoire d'amour et, de l'Oural à la Caspienne jusqu'à la
Roumanie, on reprend en chœur les chansons du film, les voix de Lata
Mangeshkar et Mukesh traversent les frontières, on adore ces films où
tous les registres (le sujet de société, le gag, les chants et danses,
le film de bandits, l'imagerie populaire…) se fondent en une grande fête
collective.
…aux sujets sociaux
L'originalité
de Raj Kapoor consiste sans doute à inventer un cinéma populaire qui
propose un spectacle total mêlant à la « romance » les questions
sociales de l'Inde de Nehru. Sur une affiche du film[1], le tambourin,
que Raju tient quand il chante pour les pauvres des rues, porte
l'inscription « Bringing laughter and joy to every one ». Raju est
représenté entre deux femmes, Nargis de profil au premier plan et, dans
le fond, Nadira esquissant un pas de sa danse voluptueuse et envoûtante.
Il s'agit de s'adresser aux masses, de distraire les foules tout en
partageant l'enthousiasme de participer à l'aventure de la jeune
République.
Les deux premières décennies qui suivent
l'Indépendance de l'Inde en 1947 constituent d'âge d'or du cinéma
indien. L'idéalisme inspire les dirigeants et les cinéastes. On sait que
tous les problèmes ne seront pas résolus du jour au lendemain mais le
sentiment du neuf, d'un nouveau départ, habite les films. Raj Kapoor
parvient à mêler magie lyrique, photogénie, chansons et personnages
jeunes en marche, en rébellion contre les lois de l'époque, personnages
habités par une énergie, par un combat. Ce combat est parfois naïf ou
schématique (combat entre la concupiscence et l'amour dans Barsaat,
chaque théorie du désir symbolisée par l'un des deux hommes du film ;
combat entre l'idée d'une vertu transmise par l'environnement ou d'une
vertu donnée par la naissance dans Awaara ; combat entre la connaissance
et l'illusion dans Shree 420, etc.). Mais, dans les films populaires
des années 50, les thématiques liées à la vie urbaine font irruption :
dans Awaara (Le Vagabond, 1951) la ville à la fois fascine et repousse ;
Pyaasa (L'Assoiffé, 1957), film de Guru Dutt, rejette l'irréalité de la
vie urbaine… Sont alors fabriqués des topoï du cinéma hindi : l'extrême
pauvreté des zones rurales, le sacrifice héroïque entre amis, la
dénonciation d'une société citadine assez corrompue… Raj Kapoor,
peut-être plus que ses contemporains, parvient à entremêler les
thématiques sociales, voire socialisantes, et les recettes du succès
populaire. Probablement tire-t-il profit du milieu intellectuel assez
politisé qu'il a pu fréquenter grâce à son père. Raj, en effet, est
d'abord connu comme étant le fils de Prithviraj Kapoor, homme de théâtre
à la tête d'une compagnie fort active, la Prithvi Theatres qu'il a
montée en 1944. Ce dernier participe à la fondation de l'Indian People’s
Theatre Association (IPTA), organisation gauchiste formée en 1942, dont
l'objectif est de transmettre au public une certaine conscience
politique. Aux réunions du groupe participe entre autres Khwaja Ahmad
Abbas, écrivain marxiste qui tient sans interruption pendant 46 ans,
dans différents journaux, une chronique hebdomadaire, intitulée
« Dernière page », où il parle de politique ou bien critique des films.
Le cinéma qui intéresse le groupe est celui de Poudovkine,
l'expressionnisme allemand, le néo-réalisme italien ou encore les films
de Chaplin et de Capra. Raj Kapoor est plus jeune de huit ou dix ans que
ce groupe formé de Shankar, à l'origine joueur de tabla, et Jaikishen,
joueur d'harmonium (que l'on retrouve, comme compositeurs, aux
génériques de ses films), d'Abbas et de Sathe, un brahmin maharashtrien
érudit. S'il n'est pas vraiment investi dans une idéologie particulière
et n'est que vaguement progressiste, il prend l'habitude de venir
écouter ses aînés discuter politique, plans pour le développement de
l'ITPA, ainsi que mouvement de libération alors en pleine effervescence.
Il subit l'influence d'Abbas qui, lui, est un marxiste convaincu. K.A.
Abbas est fasciné par le film de V. Shantaram, Duniya na Mane (1937),
dans lequel l'héroïne refuse le mariage arrangé avec un homme âgé. Il en
adore les angles de caméra, le style métaphorique, l'audace du sujet.
Il passe lui-même à la réalisation, en 1946, avec Dharti Ke Lal (« Les
enfants de la terre ») et dénonce la famine artificiellement créée en
1943 au Bengale. Le film n'a rien d'un chef d'œuvre mais se démarque des
productions de l'époque, avides seulement de trouver une audience. La
collaboration entre Raj Kapoor et Abbas se fait naturellement et Abbas
écrit le scénario de Awaara, peut-être le meilleur film de Raj Kapoor,
où se dessine un cinéma amoureux des images et de la lumière. Le nœud de
l'intrigue captive le jeune cinéaste qui veut que ce soit son père qui
interprète ce juge abandonnant sa femme et son enfant et se retrouvant
en position de juger son propre fils, élevé par un bandit. C'est
peut-être moins la question théorique de savoir si les choix éthiques
d'un individu dépendent de sa naissance ou de sa situation que l'envie
d'affronter son père qui motive Raj dans l'aventure de ce film, ainsi
que le pur plaisir de faire tourner dans la lumière ce couple de cinéma
formé avec Nargis. Commence ainsi une longue collaboration avec Khwaja
Ahmed Abbas, qui signe le scénario de Shree 420, ceux de Bobby (Un
conflit de classes sociales sert d'arrière-fond à une histoire d'amour)
et de Mera Naam Joker (Autoportrait de l'artiste en clown…).
La
formule qui fait recette dans le cinéma de ces années-là est « une
star, six chansons, trois danses » Le sujet du film doit être une
« romance » et l'histoire habituellement déroulée est une histoire
d'amour où l'obstacle n'est jamais un problème social… Certes, on l'a
dit, l'idéalisme de Raj Kapoor reste assez naïf, l'idéologie se limite à
une bonne conscience un peu sirupeuse. Les femmes qui portent des
bassines sur leur tête au début de Shree 420 n'ont rien de damnées de la
terre mais traversent la route en riant… L'histoire ne raconte pas une
révolution, même si la disparité des conditions est soulignée, même si
l'on montre que les riches corrompus ont tout pouvoir alors que les
travailleurs pauvres et honnêtes ont faim. À la fin du film, le status
quo social est maintenu [2]
Toutefois, ce Charlot indien inventé
avec Abbas introduit dans ce monde urbain reconstitué en studio un
soupçon de conscience sociale ; une fissure se dessine dans l'univers
factice reconstruit par l'usine à rêves de Bombay… toute une jeunesse
victime des préjugés s'identifie avec ce personnage. Cet awaara, ce
« vagabond » inventé par le tandem K.A. Abbas et Raj Kapoor, capte
inconscient collectif de façon aussi puissante que l'avait fait Devdas.
Dans ces années-là, Raj Kapoor devient une véritable légende, un mythe
vivant. Il incarne l'homme qui dévoue sa vie au cinéma, qui confond sa
vie avec le cinéma. En lui fusionnent un personnage, un acteur, un
réalisateur, qui tous portent le même nom, Raj. Ses premières créations,
Aag mais surtout Barsaat, Awaara et Shree 420, fabriquent le mythe et
ce mythe est fondé sur une double invention, celle d'un couple, celui
formé avec Nargis, autre star du cinéma, et celle d'un personnage
incarnant l'homme ordinaire maltraité par la société.
Une vie de cinéma
Plaire
au public, c'est inventer une famille de cinéma et faire du cinéma une
famille. Raj Kapoor (1924-1988) naît à Peshawar, dans une famille de
gens du spectacle. Son père lui fait mener une vie de Bohème, de
Dehradun à Bombay en passant par Calcutta… Raj commence à jouer très
jeune, interprétant des petits rôles, que ce soit dans des pièces de
théâtre ou même, dès 1935, dans des films. Il exerce toutes sortes de
métiers liés au spectacle (il occupe le poste d'assistant technique pour
la troupe de son père, travaille comme clapman dans les studios de
Bombay, etc.) et c'est tout naturellement qu'il en vient à la
réalisation en 1947 avec Aag (Le feu). Par ailleurs, il connaît son
premier succès d'acteur aux côtés de Nargis, en 1949, dans un film de
Mehboob Khan, Andaz. En 1947, il fonde son propre studio de cinéma, R.K.
Studios, à Chembur, un faubourg de Bombay, et sa propre maison de
production, R.K. Films.
Raj Kapoor est considéré comme le « real
showman » du cinéma indien, non seulement parce qu'il fait de sa vie du
cinéma (Mera Nam Joker prend comme sujet sa propre vie), parce qu'il est
réalisateur, acteur, producteur de ses films, mais surtout parce que le
cinéma est chez lui une histoire de famille… Les enfants qui passent
dans le fond du plan, lors de la scène du parapluie, sont ses propres
enfants. Il ne cesse de brouiller la frontière entre sa vie et celle des
personnages de ses films. Dans Awaara, le père de Raj Kapoor, incarne
le juge, père du vagabond Raj, joué par Raj Kapoor lui-même, son fils
dans la vie et dans le film. Une œuvre ultérieure assemble trois
générations de Kapoor : en 1971, Kal Aaj Aur Kal, drame familial, met en
scène le fils aîné, Randhir, qui joue aux côtés de Raj et de Prithviraj
Kapoor. La lignée se poursuit et l'on en est à la génération des
petits-enfants… Que le cinéma soit une histoire de famille et, d'une
certaine façon, rejoue l'histoire d'une famille participerait-il au
succès du personnage ?
On va voir les films de Raj
Kapoor parce qu'on veut revoir les amours d'un couple de cinéma, celui
formé par Nargis et Raj, un couple au magnétisme surprenant. Nargis, née
Fatima Rashid en 1929, de père hindou et de mère musulmane, est en
effet une femme de tête, très grande, large d'épaules, et Raj Kapoor est
un homme plus petit. La paire ne cesse de mettre en scène l'attraction
qui les attire l'un vers l'autre. C'est Mehboob, dans Andaz, en 1949,
qui le premier associe les deux acteurs et offre à Raj Kapoor son
premier succès. La paire apparaîtra dans 17 films. Dans les films de Raj
Kapoor, le personnage joué par Nargis franchit des rivières et
disparaît emporté par la furie des flots, traverse les couloirs des
prisons, toujours se précipite pour se jeter dans les bras ou aux pieds
de son amant… Quand le couple chante sous la pluie, tout est fait pour
amener au baiser, le couple ne se lâche pas des yeux, se rapproche et
qu'il ne peut pas y avoir d'autre issue que le baiser, le parapluie
vient habilement le dérober à la vue.
L'invention d'un cinéma généreux et lyrique : le cinéma masala des origines
Raj
Kapoor crée un lyrisme cinématographique qui laisse sa trace sur le
cinéma populaire indien. Qu'il s'agisse des chansons, des couples
rapprochés par les trombes d'eau, des bourrasques qui font voler au vent
cheveux, dupattas ou saris, ces motifs deviennent des topoï du cinéma
indien[3]. Raj Kapoor les mêle à un idéalisme naïf gagné parfois par un
élan épique : la chanson de Raju, quand il se prépare à vagabonder 420
km en direction de Bombay et qu'une grosse voiture le laisse sur le bord
de la route, fait figure d'hymne pour cette foule silencieuse et
stoïque qui part avec lui vers Bombay à dos de chameaux… Raju devient le
porte-voix de ces masses opprimées…
Le lyrisme
cinématographique pratiqué par Raj Kapoor dans ses premiers films est un
lyrisme fondé sur la photogénie et sur le plaisir de la lumière.
Rappelons à nouveau que Raj Kapoor a été clapman aux Bombay Talkies, ce
studio fondé par Himanshu Rai, qui avait travaillé avec Franz Osten et
Fritz Lang. Le directeur de la photo de Franz Osten, Joseph Wirsching,
était resté en Inde. L'influence de l'expressionnisme allemand est
fortement marquée dans le goût pour les forts contrastes de lumière,
dans le choix fréquent du contrejour, dans ces atmosphères de pavés
mouillés la nuit, ces gros plans auréolés. Le plaisir de l'image est
manifeste dans les premiers films de Raj Kapoor. Que ce soit dans Aag
(son premier film en 1947) ou dans Barsaat, le cinéaste expérimente une
profondeur de champ inspirée de Citizen Kane, avec le point conservé sur
le visage au premier plan et sur le personnage qui, à l'arrière plan,
apparaît. La photogénie du noir et blanc est très marquée dans Barsaat
et dans Awaara. Dans Barsaat, le montage alterné atteint une abstraction
proche de celle d'Eisenstein, l'eau tumultueuse est montée avec des
gros plans du visage effilé du père de l'héroïne, plans qui ne peuvent
pas ne pas évoquer Ivan le Terrible. Les influences et emprunts sont
multiples, on croit reconnaître du Charlie Chaplin, la minute suivante
on bascule dans un film russe, des éclairages imitent l'expressionnisme
allemand, mais la magie opère et le spectateur est tout entier au
plaisir de voir ce couple Nargis-Raj ne cesser, d'un film à l'autre, de
se perdre et de se retrouver, couple que l'on ne cesse de faire tourner
dans la lumière et les ombres.
Au plaisir de la lumière
se mêle le plaisir de discourir sur la société de façon manichéenne.
Les films multiplient les oppositions binaires, les personnages
stéréotypés : Shree 420 oppose la sainte et la vampe, Barsaat s'amuse à
distinguer entre la prostituée qui prostitue son amour ou ce qu'elle
appelle amour et celle qui, mère, fait commerce de son corps pour
nourrir son enfant. Le schématisme se retrouve parfois dans les
oppositions qui séparent des groupes de personnages : Raju et Vidaya
représentent une Inde des valeurs traditionnelles. La tentatrice, au
costume et aux danses occidentalisés, chante pour séduire Raju : « murh
murh ke na dekh » (« ne regarde pas en arrière ») et enlève Raju à
Vidya, en une victoire momentanée du cynisme. Plus tard, c'est au tour
de Vidya de chanter une chanson suppliant son amant de se retourner vers
elle. Le principe des symétries gouverne aussi la construction des
films : les scènes de danses des pauvres des rues se font écho à travers
le film, la chanson mera joota qui accompagne Raju lors de son départ
pour la ville est reprise à la fin du film quand, en compagnie de Vidya,
il retourne à la campagne.
Inventer un cinéma populaire,
s'adresser à l'homme de la rue, c'est aussi, pour Raj Kapoor, donner à
rêver. Awaara comprend une séquence de rêve, avec des effets de
trucages, de surimpressions, de décalages d'échelles. Dans Shree 420 et
dans d'autres films, le rêve peut, plus modestement, se retrouver dans
la volonté de distraire le spectateur par la nouveauté, par la
bigarrure, le dépaysement. Des détails inspirés par Hollywood sont
intégrés dans le film, que l'on songe au nightclub, aux rythmes
latino-américains, au jazz, à des expressions anglaises, au whisky, ou
même à l'auto stop au début de Shree 420. La musique devient hybride.
Raju porte un complet veston occidental…
L'invention du Charlot indien
Inventer
un cinéma populaire, s'adresser aux foules, c'est surtout inventer un
personnage dans lequel l'homme de la rue puisse se projeter. Raj Kapoor
participe avec Dilip Kumar et Dev Anand à l'avènement du star-system en
Inde. Les trois acteurs incarnent des personnages jeunes et les jeunes
gens vont s'identifier à ces stars. Toutefois, l'originalité de Raj
Kapoor tient probablement à cette figure du Charlot indien, vagabond
qu'il fait apparaître pour la première fois dans Awaara, pauvre au cœur
d'or, malmené par la société, et qui, malgré les larmes, rit toujours.
http://www.youtube.com/watch?v=VY1pWTek2sY
Si
l'influence de Chaplin est très visible (on peut citer la démarche, le
costume de Raju ou même certaines affiches de Shree 420 représentant
Raju assis aux côtés d'un enfant sur le trottoir, en hommage au Kid de
Chaplin), le personnage de Raj, qui s'enrichit de la mémoire des films
de Raj Kapoor lui-même, capte également tout un inconscient collectif
masculin. Les jeunes gens qui s'estiment victimes des préjugés et de
l'hypocrisie de la société se reconnaissent en lui comme avait pu le
faire le personnage de Devdas quinze années plus tôt. Gayatri Chatterjee
n'hésite d'ailleurs pas, dans son ouvrage consacré à Awaara[4], à
rapprocher les deux personnages et à voir dans le Raj des films de
Kapoor (le nom est tantôt Raj, tantôt Raju) le jeune urbain masculin
autodestructeur né avec le Devdas de P.C. Barua, archétype de ce « jeune
homme en colère » des années 70, incarné par Amitabh Bachchan dans
Sholay. Ce personnage n'est pas que simple naïveté gentille et
clownesque, Gayatri Chatterjee y lit des accents de désespoir, une
mélancolie amplifiée par les chansons écrites par Shailendra, chansons
que Ashraf Aziz[5] va jusqu'à qualifier de « poésie du suicide ». À la
différence de Devdas toutefois, le personnage de Raj n'est pas habité de
ce seul désespoir social mais il est hanté par une puissance comme
purement imaginaire ou fantasmatique. Raj est formée de la vie du
cinéaste et de l'histoire imaginaire des personnages des films, tout se
mêle en une réalité d'images, en une force proche de l'étoffe dont sont
tissés nos rêves… tout se mêle en une matière qui se transforme,
condense et déplace, tout devient un rêve de cinéma. Je crois que pour
dire « regarder un film », on dit en hindi « sapna dekna » : regarder un
rêve. L'une des caractéristiques les plus originales du cinéma de Raj
Kapoor est peut-être ainsi de créer des échos ou des continuités d'un
film à l'autre. Ainsi le motif du visage baigné de larmes de joie
revient-il dans Barsaat, dans Awaara (et l'on peut rappeler que l'un des
logos de la maison de production de Raj Kapoor est cette juxtaposition
des deux masques, celui de la tragédie et celui de la comédie) et les
chansons vont même jusqu'à citer les films précédents. Gayatri
Chatterjee[6] rappelle que dans les paroles d'une chanson se rejoignent
les voix des personnages et celle du cinéaste. Quand l'acteur chante :
« Mon cœur se consume et devient un feu/ Les larmes coulent et les
pluies arrivent/ J'étais un vagabond comme ces nuages/ Et j'ai ri et
j'ai pleuré », il entrelace les titres des trois premiers films du
réalisateur (Aag, le feu ; Barsaat, les pluies, Awaara, le vagabond) et
juxtapose les larmes et la joie. Raj Kapoor rêve d'un cinéma total, un
cinéma où la vie, la famille, les films s'enlacent dans un mouvement
sans cesse relancé, il rêve d'un cinéma qui épouse la force du désir. Et
c'est probablement cette énergie du rêve qui fait naître un personnage
auquel s'identifie l'homme de la rue.
L'éternel migrant…
Mais
peut-être faut-il enfin aborder un des ressorts les plus puissants de
la magie opérée par les films de Raj Kapoor : le rôle de la musique et
des chansons, qui résonnent si profondément dans la mémoire indienne. On
attribue au cinéaste l'introduction du principe d'une chanson thème qui
court tout au long du film. Très souvent, le refrain joue le rôle de
porte-voix d'une communauté et l'on reprend le style traditionnel des
ghazals, des bhajans. Non seulement les chansons prolongent voire
remplacent le dialogue (ainsi en est-il de la chanson partagée sous le
parapluie, chanson par laquelle Vidya et Raju se déclarent leur amour)
et jouent un rôle narratif primordial mais encore semblent-elles
capables de dire quelque chose d'une identité indienne. Chansons de la
nostalgie, chansons de l'éternel vagabond, chansons de ce peuple qui, à
la Partition, a vu de longues kafila traverser le pays[7], des décennies
plus tard, ces chansons consolent encore de ses malheurs et
frustrations l'homme de la rue[8].
http://www.youtube.com/watch?v=5wjGc1zGWBc
« Awaara
hum » (Awaara) et « Ichak dana bichak dana », « Mere joota hai
Japani », selon Reuben [9] atteignent presque le statut d'hymne national
indien quand les films voyagent en URSS et dans les autres pays. Les
chansons du film sont transportées par Lata Mangeskar et Mukesh dans la
mémoire populaire indienne. Les paroles : Mera joota hai Japani/ Yeh
patloon hai inglistani / Sar pe lal topi roosi/ Phir bhi dil hai
Hindustani[10] se trouvent sur les lèvres de l'archange Gibreel, héros
explosé en plein vol qui les chantonne comme une chanson devenue l'hymne
de l'éternel migrant. L'archange Gibreel, explosé en plein vol au début
des Versets sataniques de Rushdie : un vol Air India qui, comme par
hasard, porte le numéro AI 420 emporte en sa chute vertigineuse, dans un
poudroiement de débris, la chanson de celui qui n'a rien à lui mais
seulement un cœur indien… La chanson Mera joota hai Japani dans Shree
420 accompagne Raju dans sa longue marche, marche où une longue file de
gens des campagnes le rejoint, file qui réveille la mémoire refoulée et
douloureuse des kafila. Mera joota hai Japani épouse la psyché
collective et parvient à véhiculer de façon très aiguë un moment de
l'histoire populaire indienne, à s'ancrer dans une histoire symbolique.
Porteuse des rêves du « common man », elle devient l'hymne de ce pauvre
honnête qui quitte son village pour se perdre dans la violence et la
fourberie de la ville, elle dit les espoirs de cet homme des foules, cet
homme du commun aux espoirs naïfs. Chantée par Raju, qui d'abord marche
seul avant d'être transporté par une foule silencieuse, elle est
reprise en duo avec Vidya lors du dénouement, et forme une boucle
infinie qui continue de résonner dans la mémoire de tous les migrants,
de tous les damnés du long chemin.
Colette Mazabrard, Toulouse, 2013.
[1] . Frames of Mind, Reflections on Indian cinema, édité par Aruna Vasudev, New Delhi, 1995, p.41
[2]
Indian Popular cinéma-a narrative of cultural change, p.18, K.Moti
Gokulsing and Wimal Dissanayake, Orient Longman, New Delhi, 1998
[3]
Indian Popular cinéma-a narrative of cultural change, p.18, K.Moti
Gokulsing and Wimal Dissanayake, Orient Longman, New Delhi, 1998, p.95.
Les traits caractéristiques du cinéma populaire indien seraient pas
l'absence de véritable réalisme, des acteurs qui ont tendance à
surjouer, une propension au mélodramatique, une utilisation de la caméra
souvent tape-à-l'œil sans aucune discrétion, des personnages et
situations stéréotypés, une place centrale accordée à la musique, des
chansons qui influencent le déroulement de l'action, des danses servant à
intensifier les émotions, souvent très suggestives alors que le baiser
est censuré.
[4] Je me permets de renvoyer à mon article sur Devdas.
[5] Ashraf Aziz, Light of the Universe, essays on Hindustani Film music, Three Essays collective, New Delhi 2003
[6] Gayatri Chatterjee, Awaara, PenguinBooks India, New Delhi, 2003, p.114
[7]
Urvashi Butalia raconte ces longues colonnes de personnes déplacées qui
se croisaient lors de la Partition de l'Inde, traversant le pays pour
gagner l'état auquel leur religion les assignait.
[8] Raj Kapoor, the fabulous showman, biography par Bunny Reuben, HarpersCollins Publishers, New Delhi, 1995, p.79
[9] Raj Kapoor, the fabulous showman, biography par Bunny Reuben, HarpersCollins Publishers, New Delhi, 1995
[10] (« Mes chaussures sont japonaises, ces pantalons anglais, ce chapeau rouge russe, mais mon cœur est toujours indien »)